Lors de leurs interrogatoires devant la cour d’assises, mardi et mercredi, les trois accusĂ©s ont rĂ©futĂ© tout acte de violence, n’admettant que quelques gestes ratĂ©s ou « malheureux » visibles sur des images.

Comme les trois singes de la sagesse, les policiers impliquĂ©s dans « l’affaire ThĂ©o » n’ont rien vu, rien entendu et rien dit. C’est en tout cas ce qui ressort de leurs interrogatoires devant la cour d’assises de Seine-Saint-Denis, mardi et mercredi. 

Le 2 fĂ©vrier 2017, Ă  Aulnay-sous-Bois, ils affirment n’avoir vu aucune violence illĂ©gitime commise par l’un de leurs collĂšgues. N’avoir entendu aucun cri de douleur ni aucune plainte de ThĂ©odore Luhaka. N’avoir prononcĂ© aucune des paroles racistes ou humiliantes rapportĂ©es par le jeune homme. Ne s’ĂȘtre pas rendu compte qu’il Ă©tait gravement blessĂ©.  

Au dĂ©but de ce contrĂŽle « d’initiative », alors qu’une dizaine de jeunes hommes sont alignĂ©s contre un mur, les deux coĂ©quipiers de Marc-Antoine C. disent qu’ils n’ont pas vu leur collĂšgue mettre une gifle Ă  l’un de ces garçons, prĂ©nommĂ© SĂ©kou. 

Tony H. voit seulement Marc-Antoine C. « repousser » l’adolescent, quand celui-ci a « un geste de dĂ©fiance » à l’égard du policier. « Narquois et provocateur, il vient mettre sa tĂȘte contre la mienne », complĂšte Marc-Antoine C., qui entend « remettre une distance de sĂ©curité ». « Je ne lui mets pas de claque, j’appose la paume de ma main sur son visage. »

C’est ce geste qui dĂ©clenche l’intervention de ThĂ©odore Luhaka, pris dans le contrĂŽle d’identitĂ© alors qu’il n’a rien Ă  se reprocher : il veut dĂ©fendre SĂ©kou. JĂ©rĂ©mie D. ne tourne la tĂȘte que lorsque « le ton monte de façon anormale ».  

« J’ai vu M. Luhaka mettre un coup de poing au visage de Marc-Antoine C. », affirme Tony H., le benjamin de l’équipage. S’il nie avoir frappĂ© le premier, ThĂ©odore Luhaka admet avoir pu mettre un coup en se dĂ©battant. Marc-Antoine C. a dĂ©posĂ© plainte par la suite. 

Une dizaine de coups avant les menottes

À la barre, les policiers expliquent avoir eu toutes les peines du monde Ă  maĂźtriser ThĂ©odore Luhaka et justifient presque tous leurs gestes par sa rĂ©sistance dĂ©terminĂ©e.

JĂ©rĂ©mie D. « dĂ©cide de prĂȘter main-forte Ă  [ses] collĂšgues » en l’amenant au sol. Mais il « ne rĂ©ussi[t] qu’à moitiĂ©, tombe et [se] retrouve en dessous ». Dans la confusion, le policier libĂšre un jet de lacrymo qui atteint ThĂ©odore Luhaka au visage, mais aussi Marc-Antoine C. et lui-mĂȘme. « ComplĂštement out », JĂ©rĂ©mie D. se roule en boule et s’agrippe aux jambes de l’interpellĂ©. 

Pendant ce temps, Marc-Antoine C. dĂ©ploie sa matraque tĂ©lescopique et donne sept coups « sans effet » sur les bras et les jambes de ThĂ©odore Luhaka. Il espĂšre le contraindre, par la douleur, Ă  se laisser menotter contre un muret. S’il a dĂ©clarĂ©, au dĂ©but de l’enquĂȘte, n’avoir mis que des coups « fouettĂ©s », c’est bien le huitiĂšme, de bas en haut, qui traverse le caleçon de ThĂ©odore Luhaka et le blesse gravement Ă  l’anus. 

À la barre, Marc-Antoine C. affirme avoir visĂ© les muscles du « haut de la cuisse », « sous le pli de la fesse », « pour le faire flĂ©chir et chuter au sol » afin de finaliser l’interpellation. Il dit s’ĂȘtre particuliĂšrement inquiĂ©tĂ© pour son collĂšgue JĂ©rĂ©mie D., qui « ne se relevait pas » et aurait pu ĂȘtre piĂ©tinĂ©.  

« Je ne vois pas son pantalon descendre et je ne vois pas le coup d’estoc », affirme Tony H., concentrĂ© sur sa tentative d’attraper le bras du jeune homme. TombĂ© au sol, celui-ci « gesticule » encore. « Donc je lui porte un coup au niveau du ventre afin de lui couper la respiration et parvenir au menottage », poursuit Tony H., qui dĂ©fend son geste « contrĂŽlé » et appris « en Ă©cole de police ». Marc-Antoine C. met encore deux coups de matraque. 

Un geste « d’énervement » 

Une fois que ThĂ©odore Luhaka est menottĂ© et assis par terre, JĂ©rĂ©mie D. se relĂšve, indemne. Des « individus hostiles » étant restĂ©s sur place, il lance une grenade lacrymogĂšne pour les Ă©loigner. Puis revient auprĂšs de l’interpellĂ© et le pousse violemment : sa tĂȘte heurte le muret. 

Aux yeux de l’avocat gĂ©nĂ©ral, LoĂŻc Pageot, il s’agit d’un « acte de rĂ©torsion ». « C’est un mauvais geste, que je n’aurais pas dĂ» faire », concĂšde le policier, qui conteste toute « volontĂ© de blesser ou de faire mal ». « J’estime que j’ai mordu la ligne blanche, mais je ne l’ai jamais franchie », ajoute-t-il. 

« L’énervement » et « la crispation » de JĂ©rĂ©mie D. auraient Ă©galement causĂ© un nouveau « dĂ©part involontaire » de gaz lacrymogĂšne. « Vraiment ? », s’étonne Philippe-Henry Honegger, avocat de la famille de ThĂ©o, faussement inquiet pour l’accusé : « Vous avez la maladie de Parkinson ? »

De son cĂŽtĂ©, Marc-Antoine C. ne reconnaĂźt qu’un coup illĂ©gitime dans cette sĂ©quence. « Quand je m’adresse Ă  ThĂ©odore Luhaka et lui demande pourquoi il a fait ça, il ne rĂ©pond pas. Du revers de la main j’ai un stimuli, une gifle. » « Un stimuli ! », bondit Antoine Vey, l’avocat de la partie civile, provoquant les rires de la salle. « On vous montre que vous mettez une baffe et vous dites que c’est un stimuli ! — Oui, j’ai mis une gifle Ă  M. Luhaka et je le regrette. C’est un geste qui n’est pas correct, mais je n’arme pas le poing. Je ne suis pas lĂ  pour lui dĂ©truire le visage. »

Coup de pied ou « geste furtif » 

Les policiers relĂšvent ensuite ThĂ©odore Luhaka et le conduisent derriĂšre un mur. Tous dĂ©mentent avoir voulu Ă©chapper aux camĂ©ras de surveillance. MĂȘme s’ils se retrouvent hors champ, ils rĂ©pĂštent que l’ensemble de l’interpellation a lieu « au vu et au su de tout le monde ». 

En attendant les renforts, les agents veulent « faire asseoir » ThĂ©odore Luhaka, qui « n’obtempĂšre pas ». « Donc on le soulĂšve chacun par un membre et on le fait asseoir », prĂ©cise JĂ©rĂ©mie D. Une vidĂ©o, tournĂ©e par une voisine depuis sa fenĂȘtre, montre les policiers en train d’effectuer cette manƓuvre. 

Sur ces images, Tony H. semble mettre un coup de pied. Dos Ă  une salle d’audience incrĂ©dule, le policier soutient que ce « geste furtif » ne visait pas ThĂ©odore Luhaka mais un objet qui se trouvait en dessous de lui, peut-ĂȘtre une gazeuse lacrymogĂšne, pour Ă©viter qu’il ne tombe dessus. « C’est grotesque, tranche Me Antoine Vey. Votre systĂšme de dĂ©fense consiste Ă  ne jamais reconnaĂźtre le moindre geste violent. »

Sans surprise, Marc-Antoine C. ne se souvient pas du coup de pied de son collĂšgue. Et personne ne s’explique comment ThĂ©odore Luhaka a perdu l’une de ses baskets, que les policiers « oublient » sur place. 

Il ne se plaint pas, il ne dit rien.

Le policier Jérémy D.

ThĂ©odore Luhaka dĂ©nonce de nouvelles violences dans le vĂ©hicule de police qui le ramĂšne au commissariat, accompagnĂ©es d’insultes racistes. JĂ©rĂ©mie D. « dĂ©men[t] formellement ». « C’est inconcevable », ajoute Marc-Antoine C., pour qui « dans cette affaire il n’y a aucune connotation raciste ». Au cours de sa carriĂšre, il n’aurait d’ailleurs jamais entendu de propos de ce genre. 

Les policiers dĂ©crivent au contraire un trajet silencieux, marquĂ© par la tension qui retombe et les effets persistants du gaz lacrymogĂšne. Tous soutiennent n’avoir pas rĂ©alisĂ© que ThĂ©odore Luhaka Ă©tait gravement blessĂ©, seulement qu’il saignait du nez. « Si on avait entraperçu un danger vital pour M. Luhaka, forcĂ©ment on aurait appelĂ© les pompiers, jure JĂ©rĂ©mie D. On ne voit pas qu’il va mal. Il ne se plaint pas, il ne dit rien. »

En arrivant au commissariat, ils n’auraient pas non plus vu la large tache de sang laissĂ©e par le jeune homme sur la banquette arriĂšre de leur voiture. « Je n’ai pris conscience de sa blessure qu’au moment de la garde Ă  vue », affirme Tony H. AlertĂ© par le chef de poste, qui prĂ©vient les secours, il le reconnaĂźt : « Je ne suis pas mĂ©decin mais il n’était pas dans le meilleur de ses Ă©tats. »

Une fois le blessĂ© Ă©vacuĂ© par les pompiers en fauteuil roulant, les policiers affirment n’avoir pas Ă©changĂ© entre eux dans la nuit jusqu’à leur placement en garde Ă  vue. Tony H. rĂ©dige le procĂšs-verbal d’interpellation, dont l’avocat gĂ©nĂ©ral pointe les « imprĂ©cisions » : « Vous n’évoquez pas le fait que ThĂ©odore Luhaka saigne, qu’il a le tee-shirt imbibĂ© de sang, le nez Ă©clatĂ©, les yeux boursouflĂ©s. » RĂ©ponse timide : « C’était l’un de mes premiers PV, je sais qu’il n’est pas parfait. C’est une erreur de ma part. »

Un accusé en pleine « incompréhension » 

Pendant ce temps, Marc-Antoine C. explique s’ĂȘtre posĂ© des questions. « Est-ce qu’on l’avait fait asseoir sur quelque chose de coupant ? Est-ce qu’il ne serait pas venu percuter ma tĂ©lescopique ? Sur le moment je pense que je lui ai causĂ© une plaie, pas une pĂ©nĂ©tration comme on me l’a annoncĂ© aprĂšs. Je suis dans une totale incomprĂ©hension, dĂ©passĂ© par les Ă©vĂ©nements. Je n’ai jamais voulu provoquer une telle blessure. C’était effarant, j’étais complĂštement perdu. »

« Vous ĂȘtes toujours beaucoup plus prĂ©cis quand vous dĂ©crivez ce que vous avez subi que ce que vous avez fait subir », s’agace l’avocat gĂ©nĂ©ral. « Vous continuez Ă  ne pas comprendre la violence que vous avez dĂ©ployĂ©e, tous ensemble, jusqu’à ce que quelqu’un siffle la fin de la rĂ©crĂ©ation », renchĂ©rit Antoine Vey. 

Face aux « rumeurs » de comportements violents associĂ©s Ă  leur brigade spĂ©cialisĂ©e de terrain (BST), les agents se dĂ©fendent. « C’est purement calomnieux », balaie Marc-Antoine C., pour qui la BST « essaie de faire au mieux » dans un contexte difficile. « On nous fait passer pour des policiers tout le temps agressifs, racistes, haineux, c’est pas du tout ça. » JĂ©rĂ©mie D. dĂ©ment aussi ces « accusations fantaisistes ».

Avant la journĂ©e consacrĂ©e aux plaidoiries et rĂ©quisitions, jeudi, Thibault de Montbrial propose Ă  son client, Marc-Antoine C., de dire quelques mots. Il se plie Ă  l’exercice. « Je sais que M. Luhaka et sa famille sont en colĂšre contre moi, j’en ai bien conscience. Mais je n’ai jamais voulu cette blessure, tous les jours j’y ai pensĂ©. Je compatis Ă  votre douleur mĂȘme si vous me dĂ©testez. » De leur cĂŽtĂ©, JĂ©rĂ©mie D. et Tony H. ont employĂ© une formule identique, tout en regrettant la blessure : « On a Ă©tĂ© droits dans nos bottes. »

  • Elorageuse@jlai.lu
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    10 months ago

    Ça serait cool qu’on respecte la victime et qu’on arrĂȘte de l’appeler par son prĂ©nom /diminutif.

    • CommanderCloon@lemmy.ml
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      10 months ago

      MĂȘme en Ă©tant assez d’accord, tout le monde a dĂ©jĂ  entendu parlĂ© de “l’affaire ThĂ©o”, je pense que ça aiderait qu’a Ă©touffer l’affaire que de la renommer